Nous la croisons en faisant par mégarde en sens contraire la kora du monastère de Langmusi (郎木寺). La « Kora« , c’est la circumambulation d’un temple ou d’un monastère, en faire à pied le tour en le laissant sur sa droite (en signe de respect).
Toge pourpre comme celle des moines, cheveux rasés, la nonne nous invite à la suivre vers la nonnerie qu’elle a construite elle-même.
Nous entrons, nous nous asseyons sur le tapis. Elle commence son histoire.
Mère tibétaine, père Han. A six ans, elle croit au bouddhisme. A dix-huit, elle sort de l’école publique, elle se fait nonne.
Deux fois elle marche à Lhassa: la première, elle va porter un ossement de son père au monastère de Ganden; la seconde, elle souffre du genou et entreprend donc un pélerinage. Personne ne donne un sou à sa nonnerie; tout juste le supérieur du monatsère de Langmusi lui a-t-il octroyé un lopin de terre à titre gracieux; ses 28 élèves apportent eux-même leur nourriture.
Dans la pièce principale, exiguë, sa mère aux dents blanches suce une glace fondue et reglacée, puis retourne dans un « jardin » en forte pente, dégager des cailloux qu’elle embarque sur son dos dans une nasse. La nonne nous montre ses photos, une élève nous sert de l’eau chaude.
A côté, la salle de prière est pauvre, mais chargée des mêmes ornements que les riches monastères voisins: photos de bouddhas vivants, tankas, petits objets précieux, fontaines de riz plantées d’icônes, rouleaux d’Écritures, draperies multicolores, et par terre cinq banquettes où prier.
Nous la suivons dans une salle annexe, où je suppose qu’est son lit; elle nous montre son autel et nous raconte l’histoire de la réincarnation de Tsongkhapa, fondateur de la secte bouddhiste des Bonnets Jaunes (les Gelugpa). Les paroles sont rapides, dans une langue qui n’est pas la sienne; elle a autant de facilité à s’exprimer que nous avons de mal à bien saisir ses mots.
« Vous me demandez comment on a reconnu la réincarnation de Tsongkhapa? C’est une longue histoire.
« Nous sommes en 1357, aux frontières d’un Empire chinois sans cesse menacé par les incursions mongoles. Tsongkhapa naît à Tsongkha, dans l’Amdo [près de Xining]. Dès le plus jeune âge, il montre une grande vertu et une intelligence exceptionnelle. A seize ans, il quitte l’Amdo pour continuer sa formation dans l’U-Tsang [actuelle province du Tibet].
« Tsongkhapa arrive au milieu des Bonnets Rouges [rouges pour se distinguer de l’héritage indien]. Il n’y trouve que corruption, lucre, oubli de la vraie foi. A ses disciples, il donne un Bonnet Jaune, symbole de retour à la vérité des écritures, et prêche pauvreté, compassion, amour
« Quarante ans plus tard, Tsongkhapa est au sommet de sa gloire. Il a réalisé trois de ses quatre grandes actions: il a restauré une statue de Maitreya (bouddha du futur) à Lhassa, il a enseigné le vinaya (règles monastiques) avec une clarté inouïe précédemment, enfin il a donné à Sakyamuni une couronne d’or, signifiant par là que, malgré son état de bouddha, il reviendrait encore sur terre jusqu’à ce que tous les êtres vivants soient libérés du cycle des réincarnations.
« Il fonde alors le grand monastère de Ganden, le centre de la vie spirituelle de la secte des Bonnets Jaunes (majoritaires au Tibet). C’est là que j’ai été porter un ossement de mon père après sa mort.
« Un jour, il envoie un disciple chercher de la nourriture à Lhassa, à 70 kilomètres de là. Le disciple part, marche les 70 kilomètres, se charge de nourriture et prend le chemin du retour. A mi-route, il aperçoit une jeune fille sur le bas côté. La jeune fille se cache la tête dans les mains et pleure.
« A son passage, elle relève la tête et l’aborde. « Maître, je vous en supplie, aidez-moi, je suis en grave détresse ». Elle est frêle et petite, ses joues sont creuses, son regard l’implore. Le moine ne peut lui refuser assistance. Il la rassure, il va l’aider.
« La père de la jeune fille lui a demandé de déplacer de lourdes pierres; toute seule elle n’y parvient pas. Le moine peut-il lui prêter main forte? Les pierres sont là, jonchant la route; il s’agit de les faire tomber dans la rivière.
« Le moine, ému par la détresse de la jeune fille, prend pitié et l’aide dans sa tâche. Il prend les lourdes pierres à bras le corps et les évacue dans la rivière.
« Quand le soir tombe, le moine passe la porte de Ganden. Il se décharge des vivres qu’il a rapportés, et court chez son maître.
« Tsongkhapa l’attend dans la salle de prière. Le moine entre et se prosterne devant le maître. Quand il relève la tête, Tsongkhapa l’interroge: « qui as-tu rencontré en route? » Le moine raconte alors comment il a aidé la jeune fille.
« C’était un démon, lui répond Tsongkhapa. Le barrage que tu as construit vient d’inonder Lhassa. »
« Pour le punir, il le prie d’entrer dans une statue qu’il vient d’élever. Le moine s’exécute. Aussitôt, la statue se referme sur lui et l’emprisonne. Il sent ses membres s’immobiliser, et ses dents se fondent dans la bouche de la statue. Il ne peut répondre aux mots de punition que prononce Tsongkhapa.
« Six siècles ont passé. Un jeune garçon, très doué et très pieux lui aussi, vient à passer au pied de cette même statue. Soudain, il s’anime et, avec un feu soudain, prononce les paroles mêmes qu’avait eues Tsonkhapa à l’encontre de son disciple.
« Les moines qui entouraient le jeune garçon le reconnaissent aussitôt comme la réincarnation de Tsongkhapa. »
Ce bouddha vivant siège à présent au conseil de la ville de Xining, en charge des affaires culturelles.
Après les remerciements, salutations et photographies d’usage, nous nous séparons de la nonne et marchons vers la ville dans le soir qui s’éclaire.