Le brillant et le terne
Le soleil tape déjà, les rives sont moins bâties, on voit encore, sur les collines qui font face à Mandalay, les scintillements des nuées de pagodes qui veillent sur l’Irrawaddy.
Etrangeté, pour l’œil occidental, que cette profusion d’or étincelant qui ponctue les paysages, urbains comme ruraux. Nos églises sont de pierre et, honnissant les couleurs qui brillent, cherchent à se fondre dans la pierre sur laquelle elles sont bâties, immuables, vieillies comme une ruine grecque. Or ces stupas blanc et or, similaires les uns aux autres dans leur architecture, saturés dans leur couleurs, couverts de monstres symboliques, tous semblent dater de la dernière pluie même quand ils ont 2000 ans… Or je me souviens le choc d’apprendre, en montant les degrés de l’Acropole, que les hautes colonnes blanches des Propylées furent couvertes de fresques et la première pinacothèque au monde…
Ici, tout doit clinquer: astiqué, laqué, ripoliné; ou bien se distinguer par la multitude répétée ou par une taille démesurée, comme ce Bouddha couché (donc ayant atteint l’illumination), le plus grand du monde, allongé près de Moulmein dans le Sud-Est du pays. Certaines parties sont en construction, d’autres s’écroulent déjà; à l’intérieur de l’armature on déambule pieds nus sur la poussière du chantier entre les colonnes de bétons et les figurines grandeur nature disposées en scènes naïves.
Le hasard des choses fait que je lis la description par Joseph Kessel de sa visite à la grande pagode Shwe Dagon de Rangoun le soir du jour où je l’ai visitée. 2500 ans d’âge, la plus vieille pagode au monde s’il vous plaît – mais n’était le nom de la pagode, je dirais que nous avons vu deux lieux différents.
Les « centaines de marches creusées, polies, érodées par le pas des pèlerins » ont été refaites à neuf; les « mille échoppes » qui les bordent sont de banales boutiques à souvenirs, et quand à la « flamme immense et douce qui avait la forme d’une voile aiguë et la couleur de l’or et du corail », ce « château-fort de rêve, falaise fabuleuse, brillant de mille feux, hérissée de mille aiguilles, qui semblait escalader le crépuscule », c’est l’espère de gigantesque entonnoir renversé et doré à la feuille qui constitue le stupa proprement dit.
Je passe sur « les châsses, les chapelles, les temples par centaines », sur « le sourire et la sérénité de Bouddha », sur le bois, le bronze, la pierre, le marbre, les robes « orange et safran » des moins, le « maintien superbe » des vieilles dames et les « girouettes de diamants dans la brume bleue du soir »… Est-ce Kessel qui affabule dans l’enthousiasme du moment? Ou bien est-ce que le lieu a perdu sa magie? Ou peut-être ai-je le regard trop cynique?
Essayons d’imaginer… Sans la mitraille des appareils-photo, en peuplant l’esplanade de bonzes affairés et de vieilles dames « au maintien superbe »… Mais peine perdue, je ne parviens pas à être touchés par l’architecture: Bouddhas en escadrille, aiguilles d’or autour de cette grosse masse dorée: c’est un décor de carton-pâte – ou plutôt, cette débauche d’or et de moulures ouvragés, bien réelle pourtant, me paraît factice…
La ferveur omniprésente
Mais Kessel à raison sur une chose: la calme ferveur qui se lit sur les visages, dans les regards, dans les gestes lents de jeunes femmes qui aspergent les autels: cette « certitude tout intérieure et pleine d’amitié pour le monde ». J’y repense quelques jours plus tard, parmi les Bouddhas sobres, aux lignes pures, qui méditent dans la pénombre fraîche des temples de brique de Bagan – Bouddhas purifiés par le temps.
Tranquillité des corps prosternés devant des gerbes de fleurs, humilité des lèvres qui murmurent, simplicité des gestes et du ruissellement d’eau répété au chiffre des années, yeux fermés plus éloquents qu’un regard. Et au soleil couchant tous s’asseyent en foule massée, laissant seulement une étroite allée pour le passage d’un saint homme.
Ou bien, dans le stupa creux de la pagode Botataung, dans les encoignures du passage creusé dans la masse qui dessine une étoile à huit branches, des fidèles qui prient agenouillés face au cœur de la pagode et sa relique.
Ou encore cette procession d’hommes silencieux, au temple Mahamuni de Mandalay, autour d’un Bouddha vieux de 2000 ans; et chacun applique précautionneusement des feuilles d’or en murmurant ses prières. Leur superposition infinie a boursouflé la statue d’une constellation de bubons, hormis le visage lisse et la coiffe de pierres précieuses.
Hardes ou jeans, visages pleins de jeunesse ou mangés de rides et de bétel, tous vaquent sans égard pour le bruit ni la chaleur, avec le naturel d’une force tranquille.
Je débarque à Bagan peu avant le coucher de soleil. Sur les deux kilomètres qui séparent la jetée de mon hôtel, on me propose une dizaine de fois de m’emmener en calèche, en moto, en trishaw. A l’arrivée, mon hôtel a donné ma chambre à un autre occupant, et je m’installe ailleurs.
C’est un village du Far West: les maisons et les commerces ont crû le long des routes. Poussière de pistes. Ciel d’étoiles lumineux. La moitié des restaus font des pizzas. Après Rangoun et Mandalay, lieux d’une activité réelle, me voici au pays des touristes; que vais-je trouver derrière les mythes et les superlatifs ?