Les ruines spectaculaires d’un des plus grands sites Aztèques: des pyramides à gogo (avec le droit d’y monter!), des yuccas et… aucun touriste!
Dire que les plus belles choses sont souvent cachées, c’est oublier que le plaisir de les découvrir fait partie de leur beauté. Le cité perdue de Cantona, dans la Sierra mexicaine, est l’une d’elles.
Le trajet
Je séjourne à Mexico, ce labyrinthe truffé de vestiges pré-hispaniques et coloniaux, avec la ville nouvelle construite par dessus, et ses fresques rupestres aux couleurs vives, et ses bouibouis tapis dans l’ombre.
Un matin, la foule me pèse; je pars. Café à deux pas de la cathédrale, et d’un coup de métro, je vais à la gare routière; je monte dans un bus pour Puebla, une grande et belle ville à 2 heures au sud-est de Mexico. De Puebla, une heure et demie de bus pour Oriental (essayez un peu de trouver des horaires de bus pour une ville qui s’appelle Oriental…).
J’y parviens quand même. A Oriental, je me dégourdis les pattes, et je vais aux infos. J’achète de quoi manger sur le pouce, et je vais à la station de collectivos, ces petits vans qui desservent les destinations locales. Quand le collectivo s’est rempli, il part cahin-caha pour une petite ville voisine dont le nom m’échappe. La route ne ressemble plus aux grands axes nationaux; on est sans cesse ballotés, on prend parfois des chemins de terre, et le collectivo s’arrête à tout bout de champ pour prendre ou déposer des passagers.
Il me dépose et s’en retourne. De là, je demande le chemin de Cantona, les ruines voisines. Le patron de la supérette me dépose à la sortie du village, et j’attends le pouce levé qu’un véhicule me prenne en stop.
La première voiture à passer s’arrête gentiment, je n’ai pas attendu cinq minutes. C’est une sorte de 205 brinquebalante, qui cahote en côte, au conducteur sympathique. Au premier virage, le moteur toussote et la voiture s’arrête et n’avance plus; le village est encore en vue derrière nous.
Le conducteur sort du coffre un bidon et un tuyau en caoutchouc. Il plonge le tuyau dans son réservoir d’essence, aspire et recrache, et il siphonne son réservoir dans son bidon. Puis il ouvre le capot, dévisse quelques tuyaux et trifouille des bouchons, et il verse je ne sais où l’essence glanée dans son bidon. Je propose d’aider et je le regarde faire.
Il essaie de redémarrer, mais sans succès. Il recommence l’opération, en siphonnant cette fois sous le capot les petits tuyaux de caoutchouc maculé de graisse noire. Il les déconnecte, encore chauds d’avoir roulé, les essuie avec un chiffon sale, et aspire leur contenu, qu’il recrache aussitôt sur la chaussée brulante.
Le soleil s’approche de midi et brûle la route. De part et d’autre, les collines arides sont parsemées de buissons ascétiques, sur une terre jaune, orange, rouge. La route serpente et disparaît derrière une éminence chauve. Au loin, il y a la forme conique d’un volcan, monochrome et tutélaire.
Le conducteur poursuit sa tactique d’un air absorbé, un « pschitt » quand il aspire l’essence dans son tuyau, un « pouah » à chaque fois qu’il la recrache sur le bas-côté, en s’essuyant la bouche du revers de la manche.
Le soleil tape, et le silence règne sur les collines désertiques. En bon polytechnicien, je m’interroge sur l’utilité de ses efforts, et je lui demande:
« Mais enfin, quel est le problème?
– Ben en fait il n’y a plus d’essence.
– Et vous n’avez pas de bidon en réserve?
– Non, non; c’est pour ça que j’aspire les tuyaux. » Et je demande à tout hasard, prêt à croire à tout:
« C’est une méthode qui marche? Ca vous est arrivé souvent?
– Non, c’est la première fois.
– Et vous pensez que ça peut marcher?
– Je ne sais pas, faut bien essayer. »
Au moment où l’admiration commence à naître en moi pour celui qui cherche à faire avancer sa voiture sans essence, on entend un bruit de moteur, et je fais signe à un pick-up qui s’arrête à notre hauteur.
Ingrat, je monte dans le pick-up. Ce sont deux frères qui rentrent chez eux, par la route qui m’intéresse. Ils me déposent aux ruines de Cantona.
La cité perdue de Cantona
C’est la plus grande cité pré-hispanique méso-américaine et j’y suis le seul touriste. Fierté de voyageur! A croire que le coup du réservoir d’essence vide est la partie émergée d’une malédiction plus générale qui frappe tout touriste assez hardi pour se risquer ici.
Le cadre est désertique et spectaculaire, grandiose et mystérieux: à perte de vue, la plaine est tachetée de yuccas en rangs d’oignons, avec, pour rompre la monotonie, des pins majestueux et des masses montagneuses qui s’effacent dans le lointain.
La cité elle-même, ou du moins la partie des ruines qui a été mise au jour, couvre quelques collines qui surplombent la plaine.
Ca fait un sacré changement pour ceux qui ont l’habitude des ruines noires de monde, balisées comme un parc d’attraction, envahies de groupes de touristes, pullulant de vendeurs de colifichets, et où on vous interdit de gravir les pyramides.
Ici je suis seul, avec seulement quelques ouvriers du site. La cité est un labyrinthe de pierre, des demeures de la noblesse aux quartiers populaires, des jeux de pelotes aux grandes places, des fortifications aux pyramides sacrificielles; du haut de celles qui sont accessibles, la vue sur le site est à couper le souffle.
Même en panorama, il est difficile de rendre justice à l’atmosphère des lieux, à l’excellent état des ruines, à l’espace grandiose, au silence, et à cette opposition entre les lignes perpendiculaire des édifices de pierre et les touffes exubérantes des yuccas.
Assis sous un grand pin, au sommet d’une pyramide, je repeuple cette cité perdue, dix ou douze siècles après son apogée.
Il y a les places où se fait le marché et où les vendeurs d’obsidienne sont en plein négoce, les ruelles zigzagantes où l’on se bouscule pour traverser la ville, les quartiers nobles et les faubourgs miteux. Il y a les pyramides et tous les édifices couverts de stuc aux couleurs éclatantes, banderoles, motifs répétés, têtes de dieux comme des trophées de chasse qu’on a peints pour impressionner. Au pied des temples les prêtres s’affairent en grande tenue, et la foule se rassemble pour un jeu de pelote rituel.
La ville est à son apogée, et sa richesse est évidente dans la vie qui l’anime, l’orgueil de ses temples, et la magnificence du culte où l’on fait couler le sang.