Chaque jour, cent pèlerins orthodoxes et dix mécréants comme moi y sont admis. Les monastères offrent le gîte et le couvert, les pèlerins vont d’un monastère à l’autre.
Les femmes ne sont pas admises, ce qui n’a pas manqué de susciter la juste indignation des institutions européennes. Pas moins de 27 litres d’encre et 423 crayons de papier ont été nécessaires pour rédiger les 1327 circulaires et 246 directives qui dénoncent l’incompatibilité de cette règle de l’abaton avec le règlement 1959-236-A, alinéa 2.
Que les poules et les chattes se réjouissent, cependant, car elles ne sont pas concernées par l’interdiction, les ovules des premières entrant dans la composition des tempera pour icônes et les secondes assurant la perpétuation de la race des chasse-souris. On ne saurait trop suggérer aux femmes de ressource de s’habiller en poules de luxe pour braver cette règle à l’obscurantisme rétrograde.
Lever 5 heures et quart à Salonique, taxi pour la gare routière, puis le premier bus pour la Chalcidique. Trois heures plus tard, Ouranopolis, la “ville du ciel”. J’y retire mon diamonitirion, un permis que j’ai dû réserver et qui est requis pour pénétrer dans la « République monastique du Mont Athos ».
On ne pénètre sur le Mont Athos qu’en ferry. Au guichet, c’est la foire d’empoigne. Une grappe de voyageurs se presse contre la vitre, derrière laquelle un officiel dissèque les passeports avec une lenteur sadique; il se fait payer avec condescendance, et donne de grands coups de tampon, avec la morgue hiératique d’un goupillonneur de saint-sacrement.
Soudain, dix minutes avant l’horaire du ferry, il s’active et devient une machine humaine. Son rythme de tamponnage s’accélère; bientôt son tampon oblitère sans répit, animé d’une va-et-vient frénétique. Dans la queue des impatients, la pression humaine devient insoutenable, et chacun gesticule pour être servi plus vite. On me donne mon ticket, je me bats pour m’extirper de la masse. je montre mon diamonitirion devant le ferry et je m’embarque. Il siffle sa trompe et bientôt s’éloigne de la côte et longe, lent comme une procession sacrée, la côte du mont Athos vers le soleil levant.
Les mouettes volent autour des haubans; le ciel est clair, la mer paisible, des bourrasques d’air gelé balayent le pont. Emmitouflé sous ma polaire, je regarde défiler, à une encablure à peine, la forêt qui se jette à pic dans l’eau. Quand Ouranopolis a disparu, j’aperçois le premier monastère, accroché à la pente, face à l’océan; on apponte et quelques passagers descendent. Puis le ferry reprend son allure de sénateur.
Vingt monastères sont parsemés sur la péninsule. Il y a des chrétiens ici depuis le IVè siècle, et certains monastères ont plus de mille ans, comme la Magna Lavra, la « Grande Assemblée », à la pointe extrême du Mont.
Les envahisseurs se sont succédé au Mont Athos: les Francs de la quatrième Croisade, puis les Turcs de l’Empire Ottoman, qui ont montré une attitude tolérante tout en augmentant les taxes. Au XIXè siècle, alors que les Grecs – sous occupation ottomane – n’ont pas accès à l’éducation, certains monastères du mont Athos jouent un rôle important, y compris pour l’enseignement des sciences. Le mont Athos rejoint la jeune république de Grèce, au début du XXè siècle, sous la protection d’un statut spécial.
Mille ans donc, que les habitudes de vie ont peu changé, que les rites sont demeurés les mêmes, que les lieux ont conservé leur vocation. Et pas un jour, pas une nuit sans qu’une messe ne soit célébrée sur le Mont Athos.