Un typhon est annoncé, tout Kyoto parle et s’en émeut, je ne sais qu’en penser, je garde inchangé mon itinéraire et j’ai raison car finalement rien ne se passera qu’un ciel gris, le vent qui siffle et la pluie battante. Je prends un train pour Osaka, je change deux fois, enfin je suis dans un tortillard, pas pressé pour deux sous, omnibus, une seule voie qui se tord à flanc de colline entre les arbres vert pluie.
Kyoto et Osaka et leur urbanisme totalitaire sont un pays lointain et leur image en moi s’efface petit à petit, chaque tournant, chaque vallée, chaque forêt plus verte et plus dense que celle qui la précède passe une couche de peinture blanche sur ce qu’ont construit les hommes: le blanc originel – au sens de faire le blanc, de prendre la tare, la référence – réapparait comme l’homme a disparu. Le train s’arrête et grince et je descend, et je n’entends que le calme, et l’air est humide et chargé de l’odeur de la brume qui enveloppe comme une ouate la forêt aux arbres très hauts.
Je change de quai, je m’enquiers, je monte dans le funiculaire. Il est midi passé, quelques autres touristes silencieux sont là aussi. Lentement le funiculaire aspire la montagne et monte, l’un après l’autre, les étages de brume fraiche. Puis je prends un bus. Je descend au village de Koya-san.
Personne dans la rue principale. C’est un village de monastères; on y mange le soir, on y dort. Je vais m’y enregistrer. On y marche en chaussons, longs couloirs bordés de fenêtres et de panneaux coulissants. Ma chambre est spartiate: futon, table basse, quelques peintures et calligraphies aux murs, une vue magnifique sur le jardin du monastère. Mon ventre crie famine et je sors déjeuner.
Le village est vide, je l’ai déjà dit. Il y a l’ouragan qu’on annonce. Je cherche un restaurant. J’aborde un patron de bistrot que je dérange en train de farfouiller dans sa cambuse. Il est fermé, tout est fermé sans doute, me dit-il; et il va jeter un coup d’œil dans la grand’rue et me confirme que c’est fermé. Je remercie et je sors, et aussitôt le patron me fait un grand geste du bras et me dit de rester déjeuner, et qu’est-ce que je veux manger, je dis un udon fera l’affaire, et il me fait signe de rentrer et de m’asseoir, il n’a pas encore déjeuné lui non plus, et s’il fait à manger pour un il peut le faire pour deux. On discute un peu mais dire qu’il pleut est le sommet de mon japonais et ma fierté, et bientôt c’est le silence et la symphonie des slurp. Il refuse que je paie et je repars dans la brume.
Je traverse le village vers le cimetière. Je visite quelques temples en passant, je ne m’attarde pas sur leur mêmeté, je goûte le calme. Puis je quitte la route principale et je suis dans le cimetière. Il entoure l’Okunoin, que je traduis, mot-à-mot du chinois, comme « palais de l’étonnement » ou « du merveilleux » – c’est là que fut enterré Koba Dashi, celui qui au VIIIè siècle apporta le bouddhisme de Chine. On dit que 200 000 personnes ont voulu être enterrées dans son bienheureux voisinage.
Je ne sais pas quelle place l’Okunoin occupe dans la hiérarchie des grands lieux du Japon, s’il est numéro trois, ou sept, ou sans classification. Deux jours plus tard je vois l’un des trois plus beaux jardins du Japon, près d’Okayama. Six jours plus tard, l’un des trois plus beaux paysages du Japon, le torii de Miyajima. Je ne sais pas où l’Okunoin est classé – y a-t-il un palmarès des cimetières? Je sais seulement qu’il est là, respirant un air mystique, au milieu des forêts qui couvrent Koya-san, la deuxième montagne sacrée du Japon après le Mont Fuji. Voilà quand même une classification qui permettra aux vrais adultes (ceux qui n’ont pas lu le Petit prince) d’apprécier pleinement la qualité du lieu.
Je suis à peu près seul. L’allée principale serpente sur le sol inégal. De toutes part, petites tombes grises et des arbres immenses aux troncs comme les piliers d’une cathédrale naturelle (« la nature est un temple où de vivants piliers… »). Il est trois heures de l’après-midi et tout est déjà sombre.
Parfois, veillant sur quelques tombes, des Jizo, une divinité shinto:
De retour à mon hôtel-monastère, je prends un bain chaud dans le o-furo commun, je passe un yukata (un kimono de coton qui se porte en intérieur), puis à 6 heures du soir un moine m’apporte à dîner.
L’office du lendemain est à 6 heures. Ce sera le rite Shimbon (真言宗, soit le « culte de la parole vraie »), une des branches principales du bouddhisme japonais, qui met l’accent sur la méditation, la récitation du mantras et l’étude des sutras. Je partagerai le petit-déjeuner, végétarien lui aussi (mais avec du café!) avec les autres hôtes du monastères et quelques moines, dont un Occidental.
Pour l’heure, coupé de la brume, du vent, des arbres et de la pluie, près du sol sur le futon moelleux, je m’endors en paix.