Il est difficile, très difficile, de voyager après Nicolas Bouvier. Il a cette qualité inestimable de l’ombre qui trouve à se placer sous le bonne lumière, ou de la cuiller avec laquelle on subtilise à son voisin un copeau de la boule de sa glace à la pistache.
Au Japon, Bouvier se perd, s’égare, et au point le plus bas de sa déroute il saisit un geste une parole un instant. Il aborde un monstre sacré de culture, mais pas de face, pas par là où tout le mode est déjà passé: par un cor au pied, une verrue gratouillée sur la nuque, un cil dans l’oeil immense. Il déniche du Grand, non dans le Grand – car trop vénéré, rebattu, galvaudé – mais dans de petites choses qui échappent à leurs auteurs. Et il se trouve que cette approche sied au Japon merveilleusement: pays de l’éphémère, pays du détail minuscule, pays du creux.
Le drame c’est: que faire après Bouvier? Quel voyage raconter? J’ai l’impression – que mon ignorance biaise peut-être – que le tourisme a rendu le voyage impossible à peu près partout. Ce n’est pas qu’il n’y ait plus rien à voir: je ne doute pas que l’âme humaine n’ait gardé toutes ses variations sous l’habit de la modernité. Tout est toujours là, mais tout est écranté. Sur toutes les devantures, on a placardé les mêmes bibelots banals – ceux qui plaisent – et on a remisé dans l’arrière boutique les objets authentiques, propres, vrais.
Il n’est pas impossible d’y accéder: la substance est restée là. Mais il faut gratter un vernis si épais qu’en fin de compte vous ne voulez pas en prendre la peine. Et de toute façon ce vernis le commerçant l’aime bien après tout, et il préfère afficher son folklore de bisounours que de vous montrer une vérité qui lui semble à lui bien moins rose.
Alors vous êtes là, parmi les flots, entre les écueils des échoppes, et vous vous dites: où trouver le cor au pied, la verrue sur la nuque, le cil dans l’oeil immense? Quelque chose de vrai – car l’hypothèse du voyageur est que le contact de cette vérité le changera, le rendra autre à lui-même.
J’ai sans doute échappé une fois à cette engeance: lors des deux semaines où j’ai traversé le Guangxi et le Guizhou, dans la Chine profonde. J’étais seul, pauvre, boueux, mais certains moments avaient ce merveilleux du doigt de Dieu touchant celui d’Adam au plafond de la Sixtine: un contact fragile, ponctuel, éphémère, mais où l’électricité statique passe d’un doigt l’autre – et on retire sa main d’un geste automatique. Je voyageais dans l’inconnu et l’incertain, et c’étaient là les conditions pour que survienne ce merveilleux.