Humide Japon. Rashômon, ce film de Kurosawa qui fait raconter aux trois personnages principaux trois versions de la même histoire de viol, commence aussi sous la pluie battante. Deux hommes se sont abrités sur les marches d’un portique quand en arrive un troisième, dégouttant, à bout de souffle, avec une histoire à raconter.
Sans histoire encore à raconter, j’ai entrepris, pour mon deuxième jour à Kyoto, de visiter les temples de l’est. Avant que le ciel ne se déchire, j’ai vu deux choses d’exception.
Un temple aux mille répliques, grandeur nature, de la divinité bouddhiste Kannon (photos interdites!): en bois, recouverte à la feuille d’or, en dix rangées de cent disposées en quinconce. Elle est la divinité « aux mille mains, mille yeux ». On les obtient à raison d’un oeil par main et de quarante mains par divinité (en fait, trente-huit plus deux paires), à multiplier par vingt-cinq pour une raison qui me reste obscure. Les deux paires de mains sont l’une jointe en signe de prière pour que les hommes « s’aiment et se respectent », l’autre paumes vers le ciel, afin que « guérissent les maladies et s’aplanissent les troubles ». Dans la pénombre, l’effet des mille statues dorées, dont les coiffes et les bras s’entremêlent, est saisissant.
Sous une bruine légère, parapluie vacillant, je traverse à vélo l’est de Kyoto vers le Pavillon d’argent. Je me sustente d’un bol d’udon bien fourni: boeuf et rondelles de gingembre en plus des traditionnelles herbes coupichées qui parfument les nouilles et le bouillon.
« Pluie sur le fleuve.
Les pieds dans l’eau,
Deux grues discutent. »
J’entre au Pavillon. Les jardins, sous l’alternance de la pluie et du soleil, changent sans cesse de visage dans une immobilité versatile. Pins et érables d’un vert intense structurent l’espace comme des personnages prenant la pose et tentant de ne pas bouger. Des étangs, bordés par le gris des pierres, tour à tour reflètent, miroitent et se rident. Hors de l’itinéraire imposé, tout à sa tâche, une armée de jardiniers s’affaire à maintenir la perfection de l’ordre sous les cris stridents des cigales.
Je quitte ce temple pour son voisin, plus à l’écart. La pluie a forci. Je gare mon vélo en bord de route. Devant moi, un immense escalier de pierre monte et s’enfonce dans la forêt, avec le même mystère qui tirait les temples mayas vers le ciel. L’univers est bicolore: viridité des arbres luxuriants, gris profond de la pierre hors du temps.
J’en gravis les degrés, je passe une porte monumentale et je suis dans un cimetière. Dans leur partie supérieure, les tombes grises, alignées, portent de longues planchettes de bois couvertes d’inscriptions. Autour des tombes, des arbres immenses. La lumière du jour existe à peine encore. Le ciel gris est caché, le cimetière est pris dans l’enserrement des arbres, au creux d’un rideau de pluie qui se fait sonore. Je saute d’une tombe à l’autre car les allées sont inondées.
Puis je prends un chemin qui monte et s’enfonce dans les bois. Des ruisseaux coulent au creux du sentier. Je poursuis entre les arbres drus. La pluie forcit. Son fracas bientôt dissimule tous les sons, comme la forêt cache à mes yeux toute construction humaine. On n’entend que ce tambour; on ne voit qu’un royaume d’arbres gorgés.
Soudain: un gong, avalé par la pluie. Après un temps, il récidive. Les arbres tremblent quand le son sacré leur parvient; et la pluie forcit encore. Je me dirige vers là d’où il semble provenir. Les chemins sont des torrents, et de torrent j’en suis un moi-même. Accompagnant l’humaine propension de l’eau à se laisser aller selon la route de plus grande pente, je saute d’une pierre à l’autre, d’une racine à l’autre, d’une motte à l’autre. Dérisoire et trempé, je me blottis sous mon parapluie secoué par le vent, sur le splotch pathétique de mes chaussures de ville. L’eau s’est emparée de l’espace: arbres, terre, air, chemin – et moi qui grelotte dans la chaleur.
« Épanouie, ravie, ruisselante
Sous la pluie
D’automne. »
Enfin la voie qui mène au temple: large, grise, submergée. Le jour est sombre comme un crépuscule. J’avance entre les colonnes d’arbres qui se rejoignent et ploient au-dessus de ma tête; je claudique, ridicule sur le muret qui borde la voie.
Des marches et un portique, presque fondu dans l’eau, les arbres et le jour sombre. Je m’abrite. A nouveau, le gong sonne.
Un homme pourrait surgir des fourrés, remonter en pataugeant l’allée sacrée, et venir s’échouer, haletant, kimono détrempé, sur les degrés du portique. Il s’accroupirait et prendrait sa tête dans ses mains. Puis, avec la prosodie brève et saccadée dans laquelle le japonais dit les moments terribles, il viderait son remords, son horreur et sa peur en disant son récit.