Le bouddhisme avait joué un rôle mineur sous l’Empire en restant confiné à la cour; dans les siècles qui suivent, en revanche, les monastères gagnent en puissance et deviennent progressivement les lieux d’un pouvoir qui ne sépare pas le religieux du temporel. Ce bouddhisme prend racine et se divise en lignées, attachées chacune à un fondateur et se disputant entre elles le contrôle du plateau tibétain.
Pourtant, ce ne sont pas les rapports de forces entre lignées qui déterminent l’issue de ces luttes, mais les alliances diplomatiques successives avec les voisins Mongols (au Nord) et Chinois (à l’Est). Un peu à la manière de l’Europe du XXè siècle, où ce ne sont pas les batailles entre Allemands et Français qui ont mené à la défaite allemande, mais l’intervention extérieure de la Russie et des Etats-Unis.
Trois lignées
En schématisant un chouïa, quatre lignées tiennent le rôle principal entre le XIè et le XVè siècles.
La première se forme dans l’Ouest du Tibet, autour de la famille noble des Kheun: ce sont les Sakyapa, « ceux de la terre grise ».
A peu près au même moment, au milieu du XIè siècle, Marpa « le Traducteur », de la lignée des Kagyapa, voyage en Inde et forme dix disciples à son retour, parmi lesquels Milarépa (ras-pa: vêtu de coton). Son plus brillant disciple a quatre élèves, qui fondent quatre grandes lignées: les Karmapa (du nom de la ville de Karma), les P’hagmodrou (« ceux du bac de la truie ») et deux autres.
Enfin, j’ai déjà évoqué dans un message précédent la lignée des Gelugpa (voir ici), plus tardive: elle est fondée fin XIVè par Tsongkhapa qui, à la manière de Calvin et Luther, préconise un retour aux fondamentaux du bouddhisme indien (ce que symbolise le Bonnet jaune qu’ils portent).
Alors que les Sakyapa, formés autour d’une famille noble, ont gardé la transmission héréditaire, les choses se passent différemment pour les Karmapa et les P’hagmodrou. La succession est originellement d’oncle à neveu; ce système, cependant, laisse bientôt place à l’institution des trulkou (appelés parfois bouddhas vivants, 活佛): ce sont des moines qui personnifient l’une des trois dimensions de l’état de Bouddha, la dimension altruiste, compassionnelle. Dès lors, la succession ne reste plus (le plus souvent) au sein d’une même famille mais passe d’un trulkou à l’autre, et avec elle les ressources croissantes générées autour des monastères.
Au cours des quatre siècles qui suivent (du XIIIè au XVIè), trois lignées se succèdent peu ou prou: d’abord les Sakyapa (entre la mi-XIIIè et la mi-XIVè); ceux-ci sont vaincus par les P’hagmodrou et leur cèdent la primauté (entre la mi-XIVè et la fin XVè); enfin, les P’hagmodrou se scindent en deux camps: la famille Rinpoung soutient un renouveau des Karmapa, tandis que les P’hagmodrou appuient les Gelugpa. C’est cette dernière lignée qui l’emporte et conserve la primauté jusqu’à nos jours.
Les Sakyapa (mi-XIIIè – mi-XIVè)
Au début du XIIIè siècle, les Sakyapa sont la lignée la plus puissante. Ils ne sont pas en mesure, cependant, d’opposer une armée suffisante à l’Empire Mongol qui menace d’envahir le Tibet par le Nord. C’est chose faite en 1240, quand le petit-fils de Gengs-Khan (Godan) conquiert le Nord du Tibet. Celui-ci convoque le chef des Sakyapa, qui va à sa rencontre avec ses deux neveux, et Godan lui donne l’investiture (relativement symbolique) sur les deux régions centrales du Tibet (le U et le Tsang).
Kubilaï Khan nomme un de ces deux neveux (P’hagpa) précepteur impérial et lui accorde l’autorité également sur les provinces de l’Amdo (Tibet oriental) et du Kham (Tibet septentrional). Les autres lignées ont été moins heureuses dans leur choix en misant sur d’autres héritiers mongols; le soutien de l’Empereur mongol permet aux Sakyapa d’affirmer leur suprématie.
Après trois siècles de division, le Tibet est à nouveau unifié sous l’autorité du précepteur impérial. au sommet d’une administration organisée par Kubilaï Khan: le Tibet est divisé en treize régions, treize fonctions sont définies. Accessoirement, Kubilaï Khan a également conquis la Chine et fondé la dynastie mongole des Yuan.
C’est le début d’une relation dite « religieux-protecteur« , faute d’une grande clarté des textes historiques: l’Empereur de Chine est protecteur du Tibet et délègue son autorité d’abord au chef des Sakyapa, tandis que ce chef (temporel) du Tibet exerce également le pouvoir spirituel sur la Chine entière (il est en charge des affaires bouddhistes sur tout l’Empire mongol/chinois).
Au début du XIVè siècle, la situation devient moins favorable aux Sakyapa: la famille Kheun, qui constitue la lignée, se divise progressivement; en même temps, la dynastie des Yuan, qui les protégeait, s’affaiblit et son dernier empereur (Shundi) a d’autres soucis que de secourir les Sakypa. Ceux-ci ne parviennent pas à endiguer l’ascension de la lignée des P’hagmodrou.
Les P’hagmodrou (mi-XIVè – fin XVè)
Ceux-ci se sont imposés sans soutien étranger. Lang Djangtchoub Gyaltsen réforme l’administration et le système juridique (avec treize grandes lois pénales), construit des infrastructures (la relance keynésienne avant l’heure!) et organise l’armée autour de forteresses (dzong). Les P’hagmodrou siègent à Néoudong Tsé, au Sud-Est de Lhassa. Quant aux Ming, la dynastie qui succède aux Yuan en 1368, ils poursuivent les relations entamées avec le Tibet au temps de leurs prédécesseurs.
La suprématie des P’hagmodrou dure jusqu’à la fin du XVè siècle. Une des familles sur lesquelles ils s’appuyaient, les Rinpoung, fait sécession: s’ouvre alors une lutte entre les Karmapa, que soutiennent les Rinpoung, et la nouvelle lignée des Gelugpa, que les P’hagmodrou appuient depuis longtemps. Les Rinpoung-Karmapa sont basés à Néoudong Tsé (dans la région du Tsang), les P’hagmodrou-Gelugpa à Lhassa (la région du U).
L’ascension des Gelugpa et le début des Dalaï-lama
Les Rinpoung ont leur temps de gloire: ils envahissent Lhassa et vainquent les P’hagmodrou en 1498; mais leurs divisions internes les minent (ils perdent Lhassa en 1517). Ils finissent par établir la dynastie des deba, dans l’Ouest du Tsang. Au même moment, les Turcs tentent d’envahir le Sud du Tibet, mais sans succès. C’est le début d’une longue période de troubles.
Et les Mongols reviennent. En 1577, Altan Khan invite Seunam Gyatmso, l’abbé du monastère Gelugpa de Drépung: il lui apporte son soutien et lui confère le titre de Dalaï-lama. Dalaï est le mot Mongol pour « océan » (de sagesse), qui se dit d’ailleurs gyamtso en tibétain; lama signifie « Maître » en tibétain. Deux Dalaï-lama sont nommés rétrospectivement, ce qui fait de Seunam Gyamtso le troisième d’entre eux. Celui-ci se hâte de découvrir un trulkou chez les Mongols et d’installer une représentation chez eux…
La lutte est toujours âpre entre Gelugpa (dont le fief est le U, autour de Lhassa) et les deba (ce qui reste des Rinpoung et des Karmapa, puissants dans le Tsang autour de Shigatsé). Une intervention mongole permet à ceux-là de remporter la lutte après d’importants efforts. En 1641, les Karmapa s’effondrent et leur chef entame une vie d’errance. En 1642, Ngawang Lobsang Gyamtso est investit par Gushri Khan (le « roi du Tibet ») de l’autorité spirituelle et temporelle sur les quatre régions du Tibet (U, Tsang, Kham, Amdo) et il installe sa capitale à Lhassa.
Le Tibet est à nouveau uni et le temps des Dalaï-lamas commence.