Que ceux qui aiment les nuances et la juste mesure aillent plutôt s’acheter un piano; l’heure appartient aux amateurs de jugements en blanc et noir et d’exécutions sur la place publique. La blogosphère chinoise, ces derniers jours, s’enflamme en débats qui raviraient les Monty Pythons, si seulement ils parlaient Chinois au lieu de cette langue indéterminée qu’emploient les habitants de l’autre côté du Channel.
Ceux qui ont vu Monty Pythons: Sacré Graal se rappellent sûrement la mémorable scène de la sorcière et du bûcher (la video ici sur Youtube; le script ici). Il se passe quelque chose d’approchant sur les forums de l’Empire du Milieu.
La crémation, qu’on se rassure, est ici métaphorique (il y a longtemps qu’elle a été remplacée par la fusillade). La sorcière est un jeune homme de 22 ans, Li Qiming, étudiant dans le Hubei.
Deux étudiantes fauchées
Le 16 octobre dernier, passablement éméché après une série de tequila-paf au sel de Guérande, il prend le volant et part chercher sa copine, alias « choupinette » (son nom n’a pas encore été révélé à la presse, gardez-le pour vous).
Au supermarché Yibai qui est à l’entrée de l’université, vous trouvez tout ce dont vous n’avez pas besoin, aux heures où vous n’êtes pas là, mais à des prix défiant toute concurrence. Deux jeunes étudiantes, en cet instant, traversent la rue innocemment. Elle devisent gaiement de la fermeté des fesses de Zhao Wei, le beau gosse de leur classe de première année de licence.
Soudain, Li Qiming surgit en trombe au volant de sa voiture et les fauche puis s’enfuit. La première étudiante fauchée meurt des suites de ses blessures, la seconde est encore aujourd’hui dans un état grave.
Puis ça se corse. Quitte à s’enfuir lâchement, autant s’enfuir lâchement. Mais Li Qiming, qui ne se distingue décidément ni par sa sobriété, ni par son sens des responsabilités, ni par son adresse au volant, ni par son astuce, va chercher sa copine dans la résidence universitaire et ressort par la porte de l’université, où les flics n’ont qu’à le cueillir.
Affolé, il s’énerve: « putain, elles ont rayé ma caisse! », puis le ton monte: « si t’as un problème, t’as qu’à faire un rapport », crie-t-il aux flics, « mon père, c’est Li Gang ». Les flics le coffrent.
Réactions en rang d’oignon
Sur le billet de blog « Mon père s’appelle Li Gang », l’arrogance du pouvoir, un sondage demande aux internautes si, après avoir lu cet article, ils se sentent « heureux », « émus », « compatissants », « énervés », « esclaffés », « tristes » ou « interloqués »; sur 160 000 clics environ, 150 090 sont « énervés ». Cela représente 94%, soit un score digne d’une élection présidentielle en terrain choisi.
La blogosphère pullule de condamnations unanimes de Li Qiming, ressassant les mêmes éléments en boucle pour qualifier l’arrogance du « fils de »: 嚣张, 骄横(arrogant),混淆视听(déformer les faits),狂言(violent), 飞扬跋扈(se mettre au dessus des autres). C’est une charge en règle et en ordre serré contre les « fils à papa ».
Le phénomène n’est pas nouveau, il a des précédents nombreux selon le même mode immuable. Un scandale que les autorités locales cherchent à étouffer, une révélation sur la Toile, le bouche-à-oreille (clavier-à-souris?) qui fait son oeuvre, la rumeur qui occupe bientôt la Toile entière: bientôt, le gouvernement ne peut plus fermer les yeux sur le scandale initial, et l’araignée mange la mouche – un scandale puni par le peuple.
Vie en rose
Ceux qui prennent la vie du bon côté y verront l’expression d’une justice populaire qui tente de combler les carences du pouvoir central: la circulation d’information rapide et l’anonymat relatif de l’internet permet à des particuliers de dénoncer les exactions des officiels locaux corrompus.
Dans le cas de Li Gang, une affaire qui aurait probablement été étouffée a été propulsée par les bloggeurs sur le devant de la scène; il n’est plus possible de fermer les yeux. Non seulement les appuis de Li Qiming et de son père ne l’aideront pas à se disculper, mais le problème des « fils de » (官儿代, littéralement « seconde génération des officiels ») reçoit une attention très forte.
Quand on sait l’ampleur des problèmes liés au guanxi (les réseaux, les relations) – qui mettent en danger le fondement méritocratique du régime, et donc sa stabilité -, on peut apprécier que les technologies de la communication servent à dénoncer des malversations, devant lesquelles la justice est tentée de fermer les yeux, et à promouvoir une plus grande justice sociale.
Où est Lucky Luke?
Ceux qui se posent des questions, eux, ont du pain sur la planche:
Sur le système judiciaire: le fait que de tels phénomènes de masse aient lieu met en évidence, plutôt que la soif de justice des citoyens, les difficultés qu’a le système judiciaire à maintenir un Etat de droit. Si l’indignation populaire est portée à un tel point que des millions d’internautes s’unissent en protestations, quelle crédibilité reste-t-il aux tribunaux?
Sur le dessous des cartes: où la rumeur naît-elle? Surgit-elle spontanément, sur le lieu de l’injustice la plus criante? Ou bien est-elle lancée par un adversaire soucieux de nuire? L’actuel président chinois, Hu Jintao, a su utiliser les enquêtes de corruption pour écarter ses rivaux (comme des partisans de Jiang Zemin, son prédécesseur); et de même que les présidents français n’a pas le monopole du coeur, Hu n’a pas le monopole de l’instrumentalisation de la justice à des fins personnelles ou partisanes. Les bloggeurs se suivent comme un seul homme, tels des loups de Panurge qui sautent sur le mouton qu’on leur indique: n’est-il pas tentant de choisir le mouton à leur lancer?
Enfin, il y a une inquiétude plus profonde, sur les forces en jeu. La pratique des « chasses à la chair humaine » (人肉搜索), qui consistent à utiliser l’internet pour éplucher la vie d’un homme présumé coupable, fait froid dans le dos: une nuée d’internautes bien intentionnés retrouve les traces laissées sur l’internet par le coupable présumé: son nom, son adresse, ses coordonnées… Inutile de préciser que, comme un roman d’Amélie Nothomb, ça finit mal. Et que, parfois, le coupable est innocent.
Mais gardons confiance dans la juste colère de la foule: témoin l’histoire du Far-West – dès qu’un lynchage arbitraire se profile sur la pampa, Lucky Luke survient, et d’un coup de Smith&Wesson sectionne la corde à laquelle on allait pendre l’innocent.