En voyage, voici l’ennemi du bobo parisien:
C’est à Pékin, près de Houhai, un sympathique lac plein de bars et de restaus; et, étonnamment, de touristes…
Comme je le disais à ma charmante prof de Chinois qui trouvait drôle qu’en France nous n’ayons pas de ressources naturelles (c’est vrai que c’est hilarant),《我们没有石油,但是我们有注意》(on n’a pas de pétrole, mais on a des idées).
Je me retrouve donc, au milieu de ma promenade autour du lac, face à ce bataillon de téléobjectifs Nikon (ni soumises) dernier cri, braqués sur tout ce qui bouge et mitraillant aussi bien les fleurs printanières que les portraits du Dalaï-lama.
Avec moi j’ai un petit appareil photo. Du coup je me demande: « je n’ai pas de téléobjectif, mais ai-je des idées? »
Voyager l’appareil sous le bras
J’ai surtout plus de tristesse que d’idées.
Si quelqu’un prend un crayon, s’assoit et dessine ce qu’il voit, il ne blesse pas ce qu’il dessine. S’il prend un crayon, s’assoit et décrit ce qu’il voit, il ne blesse pas ce qu’il décrit. Au contraire, même un dessin moyen, même un écrit médiocre font une petite œuvre d’art des personnes et des lieux dépeints. La relation est à double sens: celui qui dessine ou qui décrit, donne aussi de lui-même, de son temps, de son talent.
De la même manière, un « vrai » photographe compose, équilibre, construit sa photographie, et fixe sur un support différent un éphémère, un instantané.
Sauf que. La technique a rendu facile la mauvaise photographie. Désormais, on peut cliquer n’importe quand, n’importe où, sur n’importe qui ou n’importe quoi, à coût nul pour un résultat nul. Un peu comme le globish, cette langue qui ressemble à la langue anglaise, devenue une sorte de volapük, de moyen de communication global – sauf qu’on ne fait pas du Shakespeare avec 400 mots.
Avec 400 mots on peut exprimer quelque chose de très profond, mais pour cela il faut en connaître 40 000, et de ces 40 000 en choisir 400. Et même avec le Littré sous le bras, celui qui n’en connaît que 400 ne deviendra pas Baudelaire en cherchant ses mots dans le dictionnaire.
De même, un appareil tout simple suffit pour capter une image merveilleuse, mais il faut en comprendre la complexité avant, et dans cette complexité saisir l’élément simple et beau. Et même avec le dernier Nikon, celui qui ne voit pas la complexité de la situation ne deviendra pas Cartier-Bresson en jouant du bracketing automatique.
Heidegger et le Gestell du voyage
Qu’est ce qu’on veut faire de ses photos? Qu’est-ce qu’on veut faire de ses voyages? Je voyage pour mieux connaître, je photographie ce qui m’intrigue ou m’interloque, me fascine ou me rebute. Et tout cela exige de la réciprocité, du respect.
Heidegger, dans La technique et le tournant (Die Technik und die Kehre), compare notre relation au monde extérieur à celle qu’entretenaient les Grecs avec leur monde (ils sont toujours la référence de Heidegger). Il le fait sous l’angle de l’émergence de la technique.
Le développement scientifique, pour Heidegger, en nous permettant de maîtriser la nature, nous a donné la possibilité d’exiger d’elle ce qu’auparavant nous la priions de nous accorder. Nous demandons de la technique ce qu’auparavant nous demandions à la technique.
Heidegger prend l’exemple du paysan dans son champ. Autrefois, le paysan lui confiait la semence et recueillait la moisson. Aujourd’hui, le paysan, devenu agriculteur, a analysé la composition de la terre, la laboure, y plante ses graine, vaporise des engrais, et exige un retour sur investissement. La nature n’a d’autre rôle à jouer que celui d’un réservoir, d’une mécanique. Le paysan vivait de son champ, l’agriculteur utilise son champ. Selon le vocabulaire de Heidegger, l’agriculteur requiert (stellt) que celui-ci lui fournisse une moisson correspondant à ses semailles.
Nous sommes passés d’une situation que nous ne maîtrisions pas mais respections, à une situation où la technique nous permet de maîtriser certains phénomènes mais où nous ne cherchons plus ni à comprendre, ni à respecter.
Nous exigeons la photo
De la même manière, nous en venons à requérir, à exiger de nos voyages qu’ils satisfassent certaines exigences: beaux paysages, transports minutés, hôtels confortables, habitants accueillants, repos, dépaysement… Nous requérons aussi de nos photographies qu’elles soient vite prises, nettes, avec de belles couleurs, que nous soyons beaux dessus (car en vrai on est trop beaux), et que les amis les admirent quand nous leur projetons nos photos pour leur plus grand plaisir.
Où est le respect? Où la compréhension? Où l’admiration? Où l’étonnement?
J’ai voyagé, j’ai photographié, j’ai eu ce que je voulais: des punaises sur une mappemonde et un disque dur externe bourré de photos en 15 mégapixels. Mais qu’ai-je appris…
Pas de Nikon, mais des idées ?
Quelque chose qui me blesse me retient de prendre des photos sur des individus mitraillés, d’apprécier des monuments devant lesquels les groupes de touristes se massent. Je dois avoir peur d’être pris pour un touriste alors que j’aimerais être un voyageur. Quelle importance?
Avoir un Nikon et avoir des idées sont deux faits compatibles, de même qu’un agriculteur prend soin de son champ. Mais dans mon cas, le problème est réglé: je n’ai pas de Nikon. Alors je vous propose une courte galerie.
Tongren (同仁), stand de tir:
Tongren, derrière un Hui (minorité musulmane) devant son dîner
Tongren, malaxage du beurre de yak, transporté dans des bouteilles en plastique:
Tongren, Mathieu donne du moment cinétique quand il n’écrit pas sur son blog:
Xiahe (夏和), gamins vautrés:
Monastère de Nianduhu (年都乎寺), près de Tongren, les caïds font leur ronde en tirant sur leur clope:
Tongren, le Bar des amis:
Tongren, devant le monastère de Longwu
Bajiao (八角) près de Xiahe, deux gosses de 10 ans dans le village aux fortifications de terre vieilles de 2500 ans:
Si ,si le passage avec Heidegger était trés intéressant .