Au marché de Kaili
Après une belle journée de transport, me voici à Kaili, prêt à débuter dix jours de voyage dans le Guizhou et le Guangxi.
Aujourd’hui c’est la Fête du printemps (« Chun Jie », prononcer Tch’ouen-tsie), le Nouvel an chinois. Chez nous, la Saint-Sylvestre rime avec fois gras-champagne, ascendant homard-petits fours. De ce côté du monde, ça rime avec pétard. C’est reparti comme en quarante, parce qu’il faut que ce soit « vivant » (热闹) – bien sûr tout le monde se bouche les oreilles à chaque explosion !
Kaili bout. Un marché immense a envahi les rues étroites de sa clameur aiguë. Les motos klaxonnent sans répit, les marchands se frayent un passage parmi la foule, une lourde charge sur l’épaule. Je suis bousculé, mes tympans déchirés, mes yeux éblouis.
La Chine n’est pas le pays du monopole pour rien. Le menu du soir est écrit dans les stands: fruits, légumes, épices pour accompagner le coq qu’on égorge. Les vendeuses à coiffe font assaut de sourires. Les ménagères s’affairent pour remplir leur panier, tandis que leurs époux tâtent un peu les coqs et négocient âprement leur prix.
Bientôt, il me semble que j’ai trouvé la gare routière pour Chong’an. Elle n’est pas où mon plan l’indique, mais je ne chipote pas pour si peu. Je monte dans un minibus qui se remplit peu à peu de voyageurs chargés de bagages aux volumes excentriques. Au bout de 30 minutes, il est plein. Dans l’intervalle, on a changé de chauffeur pour une sorte d’ahuri aux yeux troubles. Il cale deux fois et il démarre.
Sur les hauteurs de Chong’an
A Chong’an comme à Kaili c’est la folie. Les rues de cette bourgade grise fourmillent d’activité. Je demande la direction de Xinzhai, un village de la minorité Gejia perché sur une colline avoisinante.
Comme son nom l’indique, Chong’an (重岸) est sur un fleuve (« an » signifie « la rive »); Xinzhai est sur l’autre rive. Un passeur d’âge vénérable fait la traversée pour 1 yuan aller-retour. Son corps émacié pèse de tout son poids sur la rame unique, dans un grand mouvement de balancier. La barque glisse sur les eaux vertes. De belles maisons en bois sur la rive que je viens de quitter veillent sur les flots calmes. Choc léger. Nous accostons.
Je longe la rive sur une courte distance, puis la montée commence. C’est stupéfiant.
Un chemin de terre serpente entre des cultures en étages et se perd dans les collines boisées. Des champs miniatures, accrochés dans la pente, couvrent toutes les teintes de vert et sont bordés par de petits murets de terre.
Je chemine aux côtés d’un habitant du lieu. Je lui parle en mandarin, espérant qu’il me comprenne. Il me répond dans une langue mystérieuse, à la fois suffisamment proche pour que je puisse croire avoir mal entendu et assez éloignée pour que je n’y comprenne goutte. Et comme je lui réponds, il croit que j’ai compris…
En contrebas de Xinzhai encore caché, les premières belles maisons de bois, à flanc de colline, entourées de ces aires irrégulières de riz et de céréales (colza d’un jaune lumineux !); certaines bâtisses sont pour les hommes, d’autres sont pour les bêtes. Les coqs hurlent à chaque pétard qui explose.
A Xinzhai, des maisons de bois par centaines, à la fois rustiques dans l’idée de confort qu’elles impliquent et travaillées dans certains motifs du bois. Évidemment, un imbécile fait construire sa maison en béton et un connard frime avec sa bagnole. Les vieilles au fichu bleu suivent d’un œil dubitatif cet étranger qui passe.
Je m’assieds dans les hauteurs. Un jeune Chinois me rejoint bientôt, intrigué par ce que je griffonene dans mon carnet. Il m’emmène pour un tour des collines.
Vue hallucinante sur les cultures en étages. Liu Fa me raconte qu’au printemps tout est fleuri. Il ne comprend pas que je trouve belles les maisons de son village, mais il aime la marche. Nous cheminons entre les pins.
Quand nous débouchons sur une clairière, il propose qu’on se repose. Il fait un feu. Chaleur subite et vive du pin qui se consume. Puis nous nous séparons.
Je redescends dans la vallée. Je longe un cimetière aux tombes en monticules de pierre.
Le bac me ramène dans un monde différent de celui que j’ai quitté. Les rues de Chong’an sont désertées. Les mues mauves de pétard jonchent les rues où se tenait la foire, et sur les dernières devantures ouvertes, un rideau de fer tombe avec fracas.
Je projette de rentrer à Kaili en passant par Matang (autre village Gejia), et je m’arrête dans une épicerie pour y manger un brin (il est 13 heures). La famille propriétaire me dit alors qu’il n’y a plus de bus car c’est Chun Jie, ni aujourd’hui, ni demain. Mais que je peux rester passer le Nouvel an avec eux.
Qui aurait dit non?
Chun Jie chez une famille chinoise
Pétards et cuisine
Taraudé par l’incertitude de mon programme futur, je suis au milieu d’un va-et-vient incessant de préparatifs affairés, auxquels l’on ne veut surtout pas que l’invité participe. Père et mère pour l’heure invisibles, deux jeunes filles, leurs maris. L’air jeune mais ne le sont pas. Un petit enfant, sa maman le berce, elle fait quinze-seize ans, mais sérieuse, sérieuse ! L’autre jeune fille est plus mignonne, donc elle a l’air ennuyé, tapote sur son portable, se recoiffe.
Trois heures et quart, l’heure du pétard. On en fait sauter des petits, des grands, on en jette, on en lance. Chong’an pète de partout.
Dans tout ce boucan, j’ai assez froid. La pièce principale est ouverte sur la rue, le comptoir y est installé, plein d’un fourre-tout de snacks et de babioles – il faut bien vendre quand même ! Au mur, sur de grandes étagères, un bric-à-brac de briquets, de boites béantes et de boissons à bulles. Nous sommes assis autour d’un foyer de charbon; chaleur courte en distance.
Toute l’après-midi, maman s’affaire à la cuisine. Pendant ce temps, on grignote du bambou. C’est très simple à manger, il suffit de réveiller ses gènes de panda. D’un mouvement ferme des incisives, détacher l’écorce. Puis mastiquer la chair pour en extraire le jus sucré. Enfin, cracher le résidu ligneux dans la corbeille idoine.
J’entends sans cesse renouvelé le crépitement des victuailles dans le wok, l’entrechoquement des ustensiles culinaires. Soudain vers quatre heures, on dresse une table qu’on place au dessus des braises. Les plats s’y multiplient, leur abondance fume dans l’air frais. Sur le pas de la porte jonché de débris de pétards, l’encens brûle en bâtonnets.
Festin de Nouvel An
Le dîner est pantagruélique, qui plus est à l’heure de mon goûter.
La table est dressée au dessus de l’âtre. Les plats dans leur multitude débordante n’y tiennent pas.
Le maître de maison glisse un morceau de poisson grillé dans mon bol. Je ne sais quels gestes avoir, quelles règles observer. Dans le doute, je me confonds en remerciements sincères et mime mes hôtes. On me tend du poulet aux champignons, du foie aux poivrons, des intestins marinés, des haricots sautés, et autant de plats dont je ne saurais dire de quoi ils sont faits. Miracle, j’échappe aux pattes de poulet, pourtant bien ragoûtantes.
Le repas fini, à voir la table on le dirait à peine commencé.
A chacun son feu d’artifice
Puis c’est l’expédition. Le but inavoué est de mettre le feu au pâté de maisons. Heure: 20 heures. Armement: des fleurs de fumée (花烟).
Toute la famille est de la partie, y compris bébé dans une nacelle de tissu sur le dos de sa grand-mère. On fait une boutique après l’autre. Traversée d’un terrain vague (ancien lit de la rivière?), on tambourine au rideau de fer d’une boutique manifestement fermée. Pas de réponse. Donc on soulève le rideau et on entre – ce n’est pas verrouillé. On tâte de tout. La propriétaire finit par arriver, et ce sont de grandes discussions avant de repartir avec sous le bras deux grosses caisses pleines de fusées.
A cette expédition en grande pompe aux airs de cérémonial confucéen, suit la mise à feu et son aléa savamment calculé, lequel doit permettre de provoquer, avec probabilité de un sur deux, l’un des événements suivants: court-circuit des lignes électriques, effondrement des poteaux, brûlure au 3e degré des artificiers, incendie du quartier.
Un des beau-fils allume la mèche de la première boite. Suivent 36 explosions cadencées. Rebelote, 25 pour la deuxième boite. Pas d’accident. La famille rouvre les yeux et s’enlève les mains de sur les oreilles. On jurerait voir l’homme qui scie la branche sur laquelle il est assis s’étonner de ne pas être tombé. Certaines fusées ont dû propulser une bonne étoile dans le firmament.
L’heure du jeu
L’heure des braves définitivement derrière nous, vient celle des dominos. Evidemment, cela ne peut pas être aussi simple que les nôtres. Le majiang (麻将, prononcer ma-tsiang) est une sorte de quems au fond, mais avec 12 dominos au lieu de 4 cartes en main, et pas de partenaires.
Au bout de deux heures de jeu intense, je n’ai toujours rien pigé. Et de surcroît ils jouent du blé ! Ah, ces Chinois !